L’ancien, je l’appelle comme ça, mais en fait il est plus jeune que moi, hein. Mais quand il nous montrait un truc inédit, une bonne trouvaille qui forçait notre admiration, il avait cette habitude de dire ‘T’as vu, c’t’ancien ?’. Histoire de nous rappeler que ce n’était pas parcequ’il était plus jeune qu’il devait être moins expérimenté en noeuds de corde ou en galères verticales.
Un gars qui avait tout plaqué après avoir raté son bac pour la première fois, mais qui s’était toujours débrouillé pour vivre de petits boulots le temps de passer son BE escalade et de gagner sa vie en emmenant les gens faire du canyon. Quand il avait un peu de sous, on le voyait arriver à Marseille et il vivait pendant quelques mois dans son camion, pour grimper. Maintenant, il a une maison en haut des falaises du Verdon, et il gagne sa vie mieux que moi.

Mais à l’époque du récit, on se lève à 4h pour partir faire la grande face du Tsaranoro Kely, une voie de 600m intitulée ‘Out of Africa’, il me semble encore m’en souvenir. Ca commençait bien: on s’est trompé de voie, nous obligeant à redescendre car les spits s’interrompaient brusquement. Finalement on trouve, et on commence avec le soleil levant. Les longueurs sont très longues, la difficulté bien plus grande que je ne m’y attendais (je n’avais pas grimpé depuis longtemps et étais un peu juste physiquement). Et puis surtout, les points sont très rares: parfois 4 par longueur de 60m, un gaz à donner le vertige. Honnêtement, je suis très vite dépassé par la difficulté et l’engagement. Mais L’ancien continue sans frémir ni faillir et enchaine les longueurs. Un mental de russe.

Au bout de 8h de ce petit jeu, on est presque au bout quand survient exactement ce que l’on craignait: la saison des pluies n’est finie que depuis peu, et on se prend un orage tropical. Le déluge intégral, des trombes d’eau qui empêchent de lever la tête et de voir quoique cesoit. Ne parlons même pas de s’entendre, on se contente de faire confiance à l’autre et de progresser comme on peut en espérant qu’aucune pierre ne tombera. Lors d’un passage dur, je me souviens avoir grimpé comme je pouvais en m’accrochant à de grosses touffes d’herbe qui s’écroulaient sous mon poids, m’obligeant à aussitôt agripper la suivante pour pouvoir continuer. 30 minutes après, l’orage s’arrête net et le soleil ré-apparait même. On est épuisés et j’ai perdu une lentille de contact, mais on arrive au sommet pour les derniers rayons de soleil.

Hors de question de descendre en rappel: la corde est gorgée d’eau, on va la coincer partout. Il existe deux chemins pour revenir: un que l’on connait, mais il est assez escarpé, il faut désescalader pas mal dans la jungle. Un autre plus facile mais plus long, que l’on connait seulement par descriptions. On choisit le second, c’est plus sur vu notre état de fatigue. Mais il fait nuit, on a deux lampes frontales dont une tombe en panne assez vite et je n’y vois quasiment rien. Autant dire qu’on perd le chemin très vite. On n’est pas perdus: environnés de falaises de tous côtés, la direction est très claire. C’est par là. Mais par là, c’est la jungle.
Suivent 4 heures de descente dans un infâme bordel végétal, à se laisser tomber plus que descendre (de toute façon, tout est mou à cause de l’humidité), à trébucher, se casser la figure et à se prendre des branches dans la gueule. Un moment, on tombe sur un lit de torrent asséché, que l’on suit car la progression est plus facile. Il s’engage dans une grotte, que l’on suit parcequ’on n’a pas le choix. On en ressort 200m plus loin, après avoir effrayé tout un troupeau de chauve-souris. On arrive enfin au camp, vers 22h, complêtement épuisés, où nous sommes accueillis à bras ouverts par toute l’équipe. Ils pensaient vraiment qu’on allait dormir là-haut. Nous aussi, d’ailleurs.
Le lendemain, nous sommes deux épaves: L’ancien a la cheville violette et plus grosse que son genou, il ne peut poser le pied par terre sans hurler. De mon côté, étant moins entrainé, mes mains n’avaient pas assez de corne pour résister au rocher. L’intérieur n’est qu’une plaie croûtée et saignante. En grimpant, j’ai d’ailleurs laissé du sang sur toutes les prises. Impossible d’utiliser mes mains: les plaies se rouvrent aussitôt, j’ai du mal à m’habiller, prendre une douche est un calvaire. On mettra trois jours à s’en remettre.

Et en se reposant je relis le topo des voies d’escalade, et je découvre qu’on s’est trompés: à un moment on n’a pas pris assez à droite et on s’est engagés dans une autre voie. Elle s’appelle ‘Everything is in your mind’ et est beaucoup plus dure que celle que l’on voulait faire. Mais vraiment beaucoup plus dure. Et dans les commentaires, il y’avait ‘Engagée, voire exposée par endroits. N’y allez pas: c’est Bagdad’.
Et L’ancien a tout enchainé, respect.